Introduction à l’édition électronique du Ms. 3910 de la Bibliothèque
Sainte-Geneviève
Préambule
Passée la Porte de bronze, le sombre vestibule de la bibliothèque
Sainte-Geneviève présente à droite la porte par laquelle Henri Labrouste souhaita donner accès au Département des
manuscrits et estampes, renommé aujourd’hui Réserve. Cet ensemble s’organise
autour d’une collection de manuscrits, élaborée au fil des siècles depuis les origines
de l’institution. Au cœur de ce dernier fonds figure un petit volume carré de
230 x 180 mm, qui rassemble sous une reliure de simple métisse brune
une série de cahiers d’écolier réglés manuellement, aux feuillets inscrits recto
verso d’une plume épaisse d’où l’encre noire a souvent déchargé : issu du don des
héritiers de Labrouste, le manuscrit 3910
documente la mise en œuvre, entre août 1843 et février 1851, de la première grande commande publique de
l’architecte. Il donne à voir, en trois séquences successives autant qu’inégales, les
différentes étapes de l’érection du bâtiment : au Journal des
travaux de construction de la bibliothèque Sainte-Geneviève (f. 1-192) fait
suite le Journal du déménagement de l’ancienne bibliothèque et du
bâtiment de Montaigu dans le nouveau bâtiment, 23 décembre 1850 - 4 février 1851 (f. 195-198) ; brochant sur
le tout, le brouillon d’une lettre adressée au ministre de l’Instruction publique par
laquelle Labrouste sollicite une indemnité pour les
employés de la Bibliothèque ayant participé au replacement
des collections (f. 201-201v). La boucle est bouclée.
L’ensemble fait figure de pépite aux yeux de l’historien de l’architecture, rompu au défrichement de sources protéiformes autant qu’éclatées, qu’il lui
appartient d’organiser en un puzzle aussi complet que possible valant déchiffrement. La bibliothèque
Sainte-Geneviève dispose à cet égard du corpus archivistique « ordinaire »
de tout bâtiment contemporain : sa genèse comme sa construction ont généré la masse
de documents administratifs, d’articles de presse, de publications polémiques à
ce jour dûment répertoriés. Ce qu’apporte le ms.
3910, c’est le point de vue, en continu, du maître d’œuvre ; le
déroulement quotidien, quasi cinématographique, d’un chantier de construction au
tournant du XIXe siècle ; la convergence mise en images des
contextes administratif, politique, social qui s’offrent à l’historien de manière
parcellaire au fil des sources courantes évoquées plus haut.
Lorsque Labrouste entame son premier cahier, les
préalables sont achevés. L’architecte s’est vu confier une mission, a imaginé un opus,
conçu et présenté un projet chiffré, l’a remanié autant que requis par les maîtres
d’ouvrage pour le voir finalement accepté et soutenu. La nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève existe, conceptuellement comme
administrativement. Au-delà de cette vie de papier, au constructeur désormais de lui
donner forme de pierre. Dès la première page, le ton est donné et l’action lancée, après
des préliminaires tout juste évoqués :
Le 31
juillet toute l’agence a été convoquée au bureau pour les instructions
générales. On a choisi dans les vieux bâtiments une grande pièce pour le bureau
sur la rue des Sept-Voies et sur la cour.
Le bureau provisoire pour la translation de la bibliothèque avait été établi sur
la rue Jean-Hubert. Ouverture des
travaux. Démolitions
1
.
(f.
2, 1er août 1843).
À l’ardeur de cette concision répond, huit ans plus tard, la satisfaction qui sous-tend
l’énonciation des étapes successives de validation et clôture de l’entreprise :
Décembre 1850. [...] La remise du bâtiment neuf
a été faite le 16 décembre ; et il a été dressé un
procès-verbal rédigé en double expédition qui a été envoyé, avec les signatures
des personnes chargées de cette mission, à MM. les ministres des Travaux
publics et de l’Instruction publique. Le jour
même j’ai remis à M. de Lancy toutes les clefs des bâtiments, le marché pour le
chauffage et un état-inventaire des objets mobiliers contenus dans la
bibliothèque. Le soir même M. de Lancy a fait
coucher dans le bâtiment le nouveau concierge de l’établissement. Le
dimanche 29 décembre, M. le ministre des Travaux
publics (M. Bineau) a visité les
travaux ou plutôt le bâtiment. Il était accompagné de M. de
Noue. Il a paru satisfait. À la fin de la journée, M. de Noue est revenu avec M. Boulay de La Meurthe, vice-président de la République. Il a
paru également satisfait. Le 30 décembre,
j’ai rédigé et signé avec M. le vérificateur des Domaines le
procès-verbal de remise des bâtiments restants de Montaigu entre les mains des agents des Domaines du département de
la Seine.
(f.
192).
Entre ces deux dates, au jour le jour, durant plus de huit ans et sans reprise
ultérieure, Henri Labrouste va tenir sur près de deux cents
pages la chronique de son chantier ; avec pour résultat un
document foisonnant autant que construit, qui occupe dans la typologie des sources de
l’histoire de l’architecture une place singulière. Il se rattache en effet à la
catégorie des « écrits du for
privé »
2
: sources à la fois considérables et lacunaires, truffées de mentions
émiettées relatives à la vie quotidienne, où l’abondance des renseignements induit une
diversité des approches à la croisée des histoires individuelle, administrative,
socio-économique, politique ou artistique.
Profusion et rigueur laissent toutefois place à questionnements, dont le premier
concerne la finalité de l’exercice : pourquoi et pour qui un architecte va-t-il, jour
après jour sans presque déroger, se livrer à cette pratique ? Quelles contraintes et
limites s’impose-t-il ce faisant ? Partant, comment lire le Journal
des travaux, dans sa cacophonie comme dans ses silences ?
Écrire pourquoi ? Pour qui ?
En ce 1er août 1843, alors que le
projet de la nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève, qu’il
porte depuis cinq ans, entre enfin dans sa phase de mise en œuvre, Henri Labrouste est âgé de quarante-deux ans. Nul doute qu’il souhaite, en
se faisant son propre mémorialiste, parer ce premier grand chantier de la solennité
qu’il mérite. Le Journal a
probablement aussi valeur de notes d’expérience, susceptibles de réutilisation. Mais il
pourrait semble-t-il aussi s’adresser à d’autres yeux, ainsi que le laisse supposer une
lecture attentive du texte. En témoigne d’abord l’omniprésence de l’implicite : ainsi,
si l’agence est évoquée dès le premier jour, elle n’est pas présentée en tant que
telle ; il en va de même des intervenants de tous ordres, administratifs surtout - les
MM. Dessalle, Prost, Guillemot, Jenvrin, etc. - dont la présence jalonne le texte sans que
leur rôle soit jamais précisément élucidé ; implicite encore la contrainte réglementaire
au titre de laquelle l’architecte note scrupuleusement, dès après les journées de février 1848, le nombre d’ouvriers de chaque corps de métier
présents sur le chantier. Le recours à la civilité dans la mention des personnages fait,
lui aussi, figure d’indice de possible regard : Labrouste
ne s’adresse pas à un destinataire spécifique, mais ménage très délibérément
l’éventualité de soumettre sa chronique à des yeux avertis, dans le cadre de ses
activités professionnelles ou pédagogiques.
La perspective est multiple : rendre compte de la mission qui lui a été confiée et
montrer son savoir-faire ; illustrer « ce que construire veut dire », en consignant jour
après jour l’avancement et les tribulations d’un chantier ; donner à percevoir le temps
propre de l’entreprise : la suite monotone des jours (
On a continué
,
on a continué comme la veille
) autant que les ruptures de charges, attendues ou imprévisibles ; attester le
rôle de chaque partenaire ; démontrer sa propre gestion scrupuleuse des deniers
publics.
Mais il est permis de penser que Labrouste, impliqué
comme il l’était dans la qualification et l’évolution de la profession qu’il s’était
choisie, a également voulu illustrer au travers de son propre cas l’ubiquité de
l’Architecte : appointé au Dépôt des
Marbres et à la colonie agricole du
Mesnil-Saint-Firmin, attaché aux Monuments historiques (restaurateur de
l’église de Villiers-le-Bel, de la
collégiale de Mantes ou du donjon de
Montlhéry, expert pour la basilique de
Saint-Denis ou la Cour des
Comptes), chargé de l’aménagement de l’hôtel Du Tillet, membre de diverses
commissions (tombeau de Napoléon, laves peintes, édifices diocésains, manufactures
nationales, sculptures du chantier du Louvre), du jury du Salon et de la Société des
architectes : chaque déplacement au titre de l’un ou l’autre de ces mandats se voit
aussi scrupuleusement qu’allusivement consigné, en contraste flagrant avec la quasi
inexistence des notations d’ordre privé.
Écrire comment ?
Le Journal des travaux se conforme aux canons du genre.
Labrouste, en architecte qu’il est, le dote d’une
stricte structure : chaque année s’ouvre sur une page titrée en trois lignes (Bibliothèque Sainte-Geneviève, 18**, Journal des travaux) ; le
mois est identifié, assorti de l’année en cours, en haut à droite de sa page initiale et
dans une graphie plus grasse ; le jour est signalé par son quantième en léger retrait et
donne lieu à un alinéa ; un jalonnement hebdomadaire apparaît au bout de quelques
semaines à peine, dès le 17 septembre 1843, avec le
balisage des dimanches notés D en gras. La densité des notes s’établit autour de 45
pages annuelles.
L’écriture, rétrospective, suit entre présent et passé composé le rythme du
chantier.
En phase d’avancement régulier, Labrouste s’y livre
quotidiennement, en fin de journée :
Il pleut toute la journée. Ce matin j’ai vu M. Felber et quelques charpentiers ; on s’occupe d’étayer de nouveau et
de soulager la berge en éloignant les pierres. À 4 heures, j’ai envoyé au ministère
par Barrot les pièces nécessaires à
l’adjudication, et à M. Guillemot les modèles
qu’il m’a prêtés pour cela.
(f.
27, 16 juillet 1844).
On reprend la pose des claveaux sur la petite face de la rue des Sept-Voies et sur le côté au nord. Il est
venu hier et aujourd’hui quelques voitures de vergelé. Il pleut à 4 heures.
(f.
58, 1er octobre 1845). Il lui arrive de déroger à cette régularité de métronome et d’œuvrer avec
quelque décalage. Ainsi du léger flottement aux 28 et
29 octobre 1843 (f.
7 v°) : On a commencé à jeter le béton dans les
caveaux découverts dans l’angle de la
rue des 7-Voies et Jean-Hubert. J’ai écrit à M. Caristie pour demander son intervention au sujet des difficultés avec M. Lefaure.
; [et le lendemain] Dimanche. On a commencé à jeter le béton dans les cavités de l’angle de la
rue des 7-Voies et Jean-Hubert. On a terminé la maçonnerie de la
façade jusqu’à l’angle et l’on a commencé l’assise portant retombée des arcs dans
cette partie. Le jeune Tijan garçon est tombé et
s’est blessé à 3 h ½.
.
Les suspensions saisonnières perturbent l’ordonnance générale. Durant l’hiver
1845-1846, après une suspension totale de l’écriture entre les 3 et 31 décembre, Labrouste reprend la plume début janvier : il inscrit (par avance ?) la
trame calendaire, dimanche inclus, consigne pendant une dizaine de jours de menus
travaux d’entretien et de rangement pour s’interrompre à nouveau jusqu’à la fin du
mois ; en février, les dates sont quotidiennement notées
du 1er au 9 sans
se voir pour autant systématiquement renseignées, avant que le restant du mois ne se
réduise en une formulation lapidaire :
On n’a rien fait sur le chantier pendant le mois de février 1846
(f. 69
v°). Mars se résume intégralement ainsi :
28 - Le 28 mars on a posé les affiches annonçant l’adjudication des travaux de
maçonnerie pour le 15 avril.
(f. 71
v°). [Puis dans le blanc de la page]
On n’a rien fait sur le chantier pendant le mois de mars 1846.
(f. 71
v°). Enfin, Labrouste concentre le mois d’avril en une seule notation récapitulative qu’il affecte
d’accrocher au 15 du mois, jour de l’adjudication de la
seconde tranche de maçonnerie, dont il livre le récit avant de conclure :
Le 28 avril j’ai reçu une lettre de M.
le ministre, par laquelle il me fait connaître qu’il a chargé
M. Violet des travaux de maçonnerie jusqu’à
l’achèvement de l’édifice.
(f. 73
v°).
Le scripteur se prend parfois à anticiper sa copie en calibrant par avance la
succession des jours. Mai 47 en fournit un exemple clair f. 100.
Les jours de la semaine sont rarement identifiés :
Jeudi. L’installation du nouveau bureau est à peu près complète.
(f.
104, 1er juillet
1847).
Lundi, Toussaint
(f.
112, 1er novembre 1847).
Le plombier a démonté les descentes et ajusté les gouttières provisoires en un
jour (vendredi).
(f.
171, samedi 26 janvier 1850).
Jeudi. On a continué l’inscription au fond du vestibule.
(f.
184, 1er août
1850).
Au fil des pages...
La bibliothèque Sainte-Geneviève surgit peu à peu du
papier ; telle que nous la connaissons certes, mais aussi telle qu’elle fut un
temps avec ses plants de lauriers-amandes à l’extérieur, les noms rehaussés de rouge
sous les bustes du vestibule, les candélabres dorés dans l’escalier, les médaillons en
porcelaine rythmant l’axe de la salle de lecture où la couleur verte des tables
répondait à celle des rideaux et draperies du tambour.
Le chantier progresse et vit sous nos yeux : réception de matériels depuis l’Île-aux-Cygnes, commandes de bois de chauffe ; recours
réitérés au service de l’Entretien pour les échafaudages, étais, clôtures du chantier ou
la charpenterie des bureaux successifs ; prise de possession des lieux par
l’entrepreneur qui installe sa baraque au toit bitumé, aménage des latrines pour les
ouvriers, recherche des chantiers de stockage aux alentours ; dégagement des restes
médiévaux de Montaigu et trouvailles
archéologiques lors des fondations : monnaies et médailles (soumises à Albert Lenoir qui ne paraît pas leur trouver
d’intérêt
), cercueils de plâtre, ossements humains (qui attirent
beaucoup de monde rassemblé sur ce point par cette circonstance
) ; pose
de la Première pierre (évoquée par la suite aux dates anniversaires), occasion de
cérémonie, de médaille commémorative et de bouquets offerts à l’agence par
l’entrepreneur ; autres rituels : le pourboire accordé aux maçons après la pose de la
clef de la porte d’entrée comme après la pose de la dernière pierre d’élévation sur
laquelle les ouvriers posent un drapeau, ou les étrennes du gardien de chantier ;
interruptions pour cause d’adjudication, d’accident voire d’obsèques d’ouvrier, de
réquisition de main d’œuvre pour une corvée, d’évènement politique, d’incident
technique ; poids des contraintes climatiques : intempéries empêchant tout travail
extérieur ou fragilisant les ciments frais mal protégés par des toiles imperméables,
risques de gel imposant le paillage des maçonneries inachevées ; difficultés
d’approvisionnement et d’acheminement des matériaux ; lenteurs, retards et
malfaçons ; « faire et défaire... » : reprises d’alignements ou de nivellements, dépose
de pierres de mauvaise qualité ou maltraitées
, démolition de parties
menaçant effondrement, réfection d’enduits mal lissés ; vols répétés de bois ou de
plomb ; expérimentations techniques ; implication de l’inspecteur général et des membres
du Conseil des bâtiments civils, très
présents sur le chantier.
Au fil du texte chacun tient sa partie : les partenaires institutionnels, Travaux
publics et Instruction publique en tête (suivi du chantier, sur le terrain comme dans
les bureaux des ministères, par la division et le Conseil des bâtiments civils, expropriations, arbitrages, médecine du
travail, visites de chantier, réception au ministère à l’occasion de la nouvelle année
ou d’un changement de portefeuille,...) ; la Préfecture de police et
la Préfecture administrative parisiennes (adjudications, alignements,
nivellements, trottoirs, sécurité de la voie publique,...) ; la Bibliothèque Sainte-Geneviève et le Collège Henri-IV ; l’architecte et ses collaborateurs (installation dans
les cinq bureaux successifs, fonctionnement de l’agence au jour le jour, répartition des
tâches, réunions, absences pour maladies, congés ou noces) ; les entrepreneurs et leurs
commis, dont les atermoiements, les retards, les abus et les ruses émaillent la
chronique ; les ouvriers, tous corps de métiers confondus ; les artisans et artistes
intervenus dans l’aménagement et le décor.
Le Journal des travaux déroule le quotidien du
Bâtiment.
Il donne à voir les différents temps du travail : le temps saisonnier d’abord qui, pour
les parties extérieures, voit au 1er
novembre
clôture des journées d’été, commencement des journées d’hiver
(f.
60), et début mars la reprise du chantier avec le retour des maçons limousins ; le
temps du mois que scandent, samedi ou dimanche selon le corps de métier, la paye et ses
lendemains de « ribote » ; celui de la semaine, ponctué ou non au gré de l’entrepreneur
par un repos dominical suivi parfois d’un « Saint Lundi » ; le temps journalier, rythmé
par la cloche de l’aube au crépuscule. Le temps aussi, contraint ou festif, où l’on ne
travaille pas : l’empêchement technique est (seul) incontournable, les fêtes religieuses
ou laïques - si institutionnalisées soient-elles - ne sont chômées qu’au bon vouloir de
l’entrepreneur ou des ouvriers eux-mêmes : à la fête du roi (1er mai : saint Philippe) et la commémoration des
Trois-Glorieuses (28-30 juillet) succèdent la
Fête de la Concorde et de la République (21 mai 1848), la fête nationale (4
mai 1849) et la célébration des journées de février 1848
(chaque 24 du même mois).
Dans cet univers gangrené par le marchandage, où s’entrecroisent les réseaux familiaux
et provinciaux, où la maigreur du salaire - ponctuellement arrondi par une gratification
- suscite la grève, où l’obtention d’un bon certificat détermine le lendemain,
l’accident représente le risque majeur : on tombe dans la fouille ou du haut d’un mur,
suite à un effondrement d’échafaudage ou un accident de bardage ; ou bien l’on encaisse
une chute de pierre ou de planche, voire un éboulement ; ou encore on s’asphyxie lors
d’une vidange. Labrouste note pour chacune des vingt-six occurrences qu’il recense les
circonstances de l’accident, le nom et le type de blessure, les dispositions prises
(saignée, transport au domicile ou à l’Hôtel-Dieu,...). Le cas échéant tout le monde se rend à l’enterrement et
le chantier est fermé.
De constants conflits émaillent cette toile de fond. La plupart mettent aux prises
l’architecte ou l’agence avec l’un ou l’autre entrepreneur : manquement aux consignes,
tricherie sur les matériaux ou sur leur valeur d’acompte, impéritie, comportement
insultant, réclamations sur le règlement des mémoires, erreurs sur les attachements,
légèreté quant à la sécurité, abus et malfaçons de tous ordres imposent régulièrement le
recours à l’arbitrage de l’Administration. La mésentente affecte parfois les relations
entre l’entrepreneur et son maître compagnon ou ses ouvriers, voire entre deux corps de
métiers au bord de la « batterie ».
À l’extérieur des palissades se déploie tout un contexte urbanistique et architectural,
immédiatement dominé par l’aménagement de la place du Panthéon (où l’architecte Hittorff
érige au même moment la nouvelle mairie du XIIe arrondissement) et
la reconstruction du collège Sainte-Barbe
sous l’égide de Théodore Labrouste. Ce
second chantier interfère à diverses reprises avec celui de la bibliothèque : confusions
dans la livraison de matériaux, pierres de la bibliothèque tombées sur le terrain du
collège, accidents d’un chantier sur l’autre avec interventions du médecin présent quel
qu’il soit, emprunts de matériel,... ; sans oublier
l’échange fait par l’État et
la Société de Sainte-Barbe,
relativement au terrain destiné primitivement à l’habitation des
conservateurs
3
(f. 81
v°, 25 août 1846). Plus loin se déploie le Paris bâtisseur. Ce n’est pas le moindre mérite du
Journal que de nous faire entrevoir
les liens qui se tissent d’une entreprise à l’autre : en quête de renseignement sur les
mérites de la pierre de Silly, Labrouste se rend successivement sur le chantier de l’église
Sainte-Clotilde où œuvre François Christian Gau, puis
sur celui du ministère des Affaires étrangères conduit par Jacques Lacornée ; il s’adresse à Rousseau, architecte du Palais national, pour connaître
l’entrepreneur qui a lavé et blanchi la façade du Théâtre français
. Les
architectes défilent en retour place du
Panthéon : jusqu’à Thomas Donaldson,
président fondateur du Royal Institute of British Architects qui, venu de Londres,
examine les dessins et visite les
travaux
(f. 141
v°) le 27 décembre 1848. Les artistes irriguent ce
réseau, plaçant leurs élèves dont ils suivent le travail : ainsi d’Ingres avec Alexandre
Desgoffe.
... et de l’Histoire
Le contexte politique n’apparaît qu’en filigrane durant la Monarchie de Juillet :
Labrouste est régulièrement commis de faction pour la
Garde nationale aux Tuileries, à la Mairie ou au Louvre ; le 31
décembre 1847, alors que l’agence s’apprête pour l’habituelle visite au
ministre,
les visites officielles sont contremandées par suite de la mort de Madame Adélaïde sœur du roi
(f. 115
v°). Le Journal fournit en revanche
une chronologie régulière de la Révolution de 1848 et de ses
suites, pour autant qu’elles affectent l’activité du chantier : évènements de février, cérémonie de la Colonne de Juillet (4 mars), réception des architectes par le Gouvernement
provisoire, manifestation au Champ-de-Mars (2 avril),
recueil de dons patriotiques
, élections générales et proclamation de la
République (4 mai) sont mentionnés ; les journées de juin
voient, après une suspension complète de 4 jours, le chantier
entièrement dégarni des clôtures, surtout celui de la maison d’administration a
beaucoup souffert
(f.
129) ; Labrouste, chargé d’organiser les funérailles
des victimes, doit aussi envisager avec l’Administration les
indemnités à accorder aux
entrepreneurs par suite des dégâts commis
(f.
130, 5 juillet 1848) ; les inspecteurs doivent refaire des
calques des dessins perdus ; le vestibule réquisitionné héberge entre juillet et
septembre la troupe cantonnée place du Panthéon :
les fumées des cuisines noircissent les murs ainsi que les terres cuites entassées à
l’étage ; après la promulgation de la Constitution, agitation publique et consultations
électorales rythment la vie publique comme celle du chantier : les élections
législatives des 8-10 juillet 1849,
celles des 10-11 mars et 28-29 avril 1850 se déroulent dans le nouveau
bâtiment.
Plus loin
Le foisonnement recèle autant de pistes de recherche.
Source de la naissance d’un bâtiment, le Journal des
travaux vaut archive d’institution. Mais au-delà, il documente l’histoire de
l’architecture de son temps et celle des réseaux - administratifs, académiques,
artistiques, techniques et industriels, sociaux - qui s’y entrecroisent ; l’histoire
politique, sociale et économique parisienne : la Ville et son XIIe
arrondissement, le peuple constructeur (quels entrepreneurs et artisans pour quelles
commandes publiques ? Quels réseaux d’un chantier l’autre ?) ; celle du climat (avec le
relevé météorologique d’un point précis, huit années durant) ; celle d’un homme enfin,
qui dissimule mal sous la sécheresse « sténographique » du style une ardente implication
dans son œuvre.
Le manuscrit 3910 ne s’entend pas hors de son
contexte. Le fonds Henri
Labrouste de la Bibliothèque Sainte-Geneviève a,
depuis les manifestations nationales qui célébraient en 2001 le
cent-cinquantenaire du bâtiment et le bicentenaire de la naissance de son architecte,
bénéficié d’une attention particulière : microfilmage intégral puis numérisation des sources textuelles,
inventaire détaillé du corpus graphique dans le Catalogue des
archives et manuscrits de l’Enseignement supérieur, édition critique en ligne du
Journal des travaux confluent désormais vers une
Bibliothèque virtuelle Henri Labrouste.
Notes
1
Pour mémoire : l’agence avait
été constituée le 18 juillet, et la loi autorisant la
construction du nouveau bâtiment votée le 19 juillet
1843. Une bibliothèque provisoire pouvant accueillir deux cents lecteurs avait
été préalablement aménagée dans une partie de l’ancienne prison, modifiée par Labrouste ; le transfert des livres avait été effectué entre le 15 et le 27 septembre 1842, pour une
ouverture au public le 15 octobre.
2
Autrement dit « égo-document », par quoi s’entendent
des textes à écriture périodique et datée, à l’exclusion des œuvres de fiction :
journaux ou carnets personnels, livres de comptes ou de raison, livres de bord des
bateaux ou des entreprises, correspondances,... et, d’une manière générale, tous les
textes produits hors institution et témoignant d’une prise de parole personnelle d’un
individu sur lui-même ou sa communauté. Madeleine Foisil, « L’écriture du
for privé », in Ph. Ariès et G. Duby, Histoire de la
vie privée, Seuil, Paris, 1986, t. 3,
p. 331-369.
3
Le collège
Sainte-Barbe, voisinage géographique, familial et professionnel oblige, est
très présent : Labrouste en mentionne l’inauguration de
la nouvelle chapelle et, à deux reprises, la distribution des prix.