logotype de la bibliothèque Sainte-Geneviève

Bibliothèque virtuelle Henri Labrouste

Références bibliographiques

La Mure (Marie-Hélène de), « De plume en pierre : le Journal des travaux de construction de la bibliothèque Sainte-Geneviève », dans le catalogue de l’exposition « Labrouste (1801-1875), architecte. La structure mise en lumière », Paris, Éditions Nicolas Chaudun avec la Cité de l’architecture et du patrimoine, The MoMa et la Bibliothèque nationale de France, 2012.

Introduction à l’édition électronique du Ms. 3910 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève

Préambule

Passée la Porte de bronze, le sombre vestibule de la bibliothèque Sainte-Geneviève présente à droite la porte par laquelle Henri Labrouste souhaita donner accès au Département des manuscrits et estampes, renommé aujourd’hui Réserve. Cet ensemble s’organise autour d’une collection de manuscrits, élaborée au fil des siècles depuis les origines de l’institution. Au cœur de ce dernier fonds figure un petit volume carré de 230 x 180 mm, qui rassemble sous une reliure de simple métisse brune une série de cahiers d’écolier réglés manuellement, aux feuillets inscrits recto verso d’une plume épaisse d’où l’encre noire a souvent déchargé : issu du don des héritiers de Labrouste, le manuscrit 3910 documente la mise en œuvre, entre août 1843 et février 1851, de la première grande commande publique de l’architecte. Il donne à voir, en trois séquences successives autant qu’inégales, les différentes étapes de l’érection du bâtiment : au Journal des travaux de construction de la bibliothèque Sainte-Geneviève (f. 1-192) fait suite le Journal du déménagement de l’ancienne bibliothèque et du bâtiment de Montaigu dans le nouveau bâtiment, 23 décembre 1850 - 4 février 1851 (f. 195-198) ; brochant sur le tout, le brouillon d’une lettre adressée au ministre de l’Instruction publique par laquelle Labrouste sollicite une indemnité pour les employés de la Bibliothèque ayant participé au replacement des collections (f. 201-201v). La boucle est bouclée.

L’ensemble fait figure de pépite aux yeux de l’historien de l’architecture, rompu au défrichement de sources protéiformes autant qu’éclatées, qu’il lui appartient d’organiser en un puzzle aussi complet que possible valant déchiffrement. La bibliothèque Sainte-Geneviève dispose à cet égard du corpus archivistique « ordinaire » de tout bâtiment contemporain : sa genèse comme sa construction ont généré la masse de documents administratifs, d’articles de presse, de publications polémiques à ce jour dûment répertoriés. Ce qu’apporte le ms. 3910, c’est le point de vue, en continu, du maître d’œuvre ; le déroulement quotidien, quasi cinématographique, d’un chantier de construction au tournant du XIXe siècle ; la convergence mise en images des contextes administratif, politique, social qui s’offrent à l’historien de manière parcellaire au fil des sources courantes évoquées plus haut.

Lorsque Labrouste entame son premier cahier, les préalables sont achevés. L’architecte s’est vu confier une mission, a imaginé un opus, conçu et présenté un projet chiffré, l’a remanié autant que requis par les maîtres d’ouvrage pour le voir finalement accepté et soutenu. La nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève existe, conceptuellement comme administrativement. Au-delà de cette vie de papier, au constructeur désormais de lui donner forme de pierre. Dès la première page, le ton est donné et l’action lancée, après des préliminaires tout juste évoqués :  Le 31 juillet toute l’agence a été convoquée au bureau pour les instructions générales. On a choisi dans les vieux bâtiments une grande pièce pour le bureau sur la rue des Sept-Voies et sur la cour. Le bureau provisoire pour la translation de la bibliothèque avait été établi sur la rue Jean-Hubert. Ouverture des travaux. Démolitions 1  (f. 2, 1er août 1843).

À l’ardeur de cette concision répond, huit ans plus tard, la satisfaction qui sous-tend l’énonciation des étapes successives de validation et clôture de l’entreprise :  Décembre 1850. [...] La remise du bâtiment neuf a été faite le 16 décembre ; et il a été dressé un procès-verbal rédigé en double expédition qui a été envoyé, avec les signatures des personnes chargées de cette mission, à MM. les ministres des Travaux publics et de l’Instruction publique. Le jour même j’ai remis à M. de Lancy toutes les clefs des bâtiments, le marché pour le chauffage et un état-inventaire des objets mobiliers contenus dans la bibliothèque. Le soir même M. de Lancy a fait coucher dans le bâtiment le nouveau concierge de l’établissement. Le dimanche 29 décembre, M. le ministre des Travaux publics (M. Bineau) a visité les travaux ou plutôt le bâtiment. Il était accompagné de M. de Noue. Il a paru satisfait. À la fin de la journée, M. de Noue est revenu avec M. Boulay de La Meurthe, vice-président de la République. Il a paru également satisfait. Le 30 décembre, j’ai rédigé et signé avec M. le vérificateur des Domaines le procès-verbal de remise des bâtiments restants de Montaigu entre les mains des agents des Domaines du département de la Seine.  (f. 192).

Entre ces deux dates, au jour le jour, durant plus de huit ans et sans reprise ultérieure, Henri Labrouste va tenir sur près de deux cents pages la chronique de son chantier ; avec pour résultat un document foisonnant autant que construit, qui occupe dans la typologie des sources de l’histoire de l’architecture une place singulière. Il se rattache en effet à la catégorie des « écrits du for privé » 2  : sources à la fois considérables et lacunaires, truffées de mentions émiettées relatives à la vie quotidienne, où l’abondance des renseignements induit une diversité des approches à la croisée des histoires individuelle, administrative, socio-économique, politique ou artistique.

Profusion et rigueur laissent toutefois place à questionnements, dont le premier concerne la finalité de l’exercice : pourquoi et pour qui un architecte va-t-il, jour après jour sans presque déroger, se livrer à cette pratique ? Quelles contraintes et limites s’impose-t-il ce faisant ? Partant, comment lire le Journal des travaux, dans sa cacophonie comme dans ses silences ?

Écrire pourquoi ? Pour qui ?

En ce 1er août 1843, alors que le projet de la nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève, qu’il porte depuis cinq ans, entre enfin dans sa phase de mise en œuvre, Henri Labrouste est âgé de quarante-deux ans. Nul doute qu’il souhaite, en se faisant son propre mémorialiste, parer ce premier grand chantier de la solennité qu’il mérite. Le Journal a probablement aussi valeur de notes d’expérience, susceptibles de réutilisation. Mais il pourrait semble-t-il aussi s’adresser à d’autres yeux, ainsi que le laisse supposer une lecture attentive du texte. En témoigne d’abord l’omniprésence de l’implicite : ainsi, si l’agence est évoquée dès le premier jour, elle n’est pas présentée en tant que telle ; il en va de même des intervenants de tous ordres, administratifs surtout - les MM. Dessalle, Prost, Guillemot, Jenvrin, etc. - dont la présence jalonne le texte sans que leur rôle soit jamais précisément élucidé ; implicite encore la contrainte réglementaire au titre de laquelle l’architecte note scrupuleusement, dès après les journées de février 1848, le nombre d’ouvriers de chaque corps de métier présents sur le chantier. Le recours à la civilité dans la mention des personnages fait, lui aussi, figure d’indice de possible regard : Labrouste ne s’adresse pas à un destinataire spécifique, mais ménage très délibérément l’éventualité de soumettre sa chronique à des yeux avertis, dans le cadre de ses activités professionnelles ou pédagogiques.

La perspective est multiple : rendre compte de la mission qui lui a été confiée et montrer son savoir-faire ; illustrer « ce que construire veut dire », en consignant jour après jour l’avancement et les tribulations d’un chantier ; donner à percevoir le temps propre de l’entreprise : la suite monotone des jours (  On a continué  ,  on a continué comme la veille  ) autant que les ruptures de charges, attendues ou imprévisibles ; attester le rôle de chaque partenaire ; démontrer sa propre gestion scrupuleuse des deniers publics.

Mais il est permis de penser que Labrouste, impliqué comme il l’était dans la qualification et l’évolution de la profession qu’il s’était choisie, a également voulu illustrer au travers de son propre cas l’ubiquité de l’Architecte : appointé au Dépôt des Marbres et à la colonie agricole du Mesnil-Saint-Firmin, attaché aux Monuments historiques (restaurateur de l’église de Villiers-le-Bel, de la collégiale de Mantes ou du donjon de Montlhéry, expert pour la basilique de Saint-Denis ou la Cour des Comptes), chargé de l’aménagement de l’hôtel Du Tillet, membre de diverses commissions (tombeau de Napoléon, laves peintes, édifices diocésains, manufactures nationales, sculptures du chantier du Louvre), du jury du Salon et de la Société des architectes : chaque déplacement au titre de l’un ou l’autre de ces mandats se voit aussi scrupuleusement qu’allusivement consigné, en contraste flagrant avec la quasi inexistence des notations d’ordre privé.

Écrire comment ?

Le Journal des travaux se conforme aux canons du genre. Labrouste, en architecte qu’il est, le dote d’une stricte structure : chaque année s’ouvre sur une page titrée en trois lignes (Bibliothèque Sainte-Geneviève, 18**, Journal des travaux) ; le mois est identifié, assorti de l’année en cours, en haut à droite de sa page initiale et dans une graphie plus grasse ; le jour est signalé par son quantième en léger retrait et donne lieu à un alinéa ; un jalonnement hebdomadaire apparaît au bout de quelques semaines à peine, dès le 17 septembre 1843, avec le balisage des dimanches notés D en gras. La densité des notes s’établit autour de 45 pages annuelles.

L’écriture, rétrospective, suit entre présent et passé composé le rythme du chantier.

En phase d’avancement régulier, Labrouste s’y livre quotidiennement, en fin de journée :  Il pleut toute la journée. Ce matin j’ai vu M. Felber et quelques charpentiers ; on s’occupe d’étayer de nouveau et de soulager la berge en éloignant les pierres. À 4 heures, j’ai envoyé au ministère par Barrot les pièces nécessaires à l’adjudication, et à M. Guillemot les modèles qu’il m’a prêtés pour cela.  (f. 27, 16 juillet 1844).  On reprend la pose des claveaux sur la petite face de la rue des Sept-Voies et sur le côté au nord. Il est venu hier et aujourd’hui quelques voitures de vergelé. Il pleut à 4 heures.  (f. 58, 1er octobre 1845). Il lui arrive de déroger à cette régularité de métronome et d’œuvrer avec quelque décalage. Ainsi du léger flottement aux 28 et 29 octobre 1843 (f. 7 v°) :  On a commencé à jeter le béton dans les caveaux découverts dans l’angle de la rue des 7-Voies et Jean-Hubert. J’ai écrit à M. Caristie pour demander son intervention au sujet des difficultés avec M. Lefaure  ; [et le lendemain]  Dimanche. On a commencé à jeter le béton dans les cavités de l’angle de la rue des 7-Voies et Jean-Hubert. On a terminé la maçonnerie de la façade jusqu’à l’angle et l’on a commencé l’assise portant retombée des arcs dans cette partie. Le jeune Tijan garçon est tombé et s’est blessé à 3 h ½.  .

Les suspensions saisonnières perturbent l’ordonnance générale. Durant l’hiver 1845-1846, après une suspension totale de l’écriture entre les 3 et 31 décembre, Labrouste reprend la plume début janvier : il inscrit (par avance ?) la trame calendaire, dimanche inclus, consigne pendant une dizaine de jours de menus travaux d’entretien et de rangement pour s’interrompre à nouveau jusqu’à la fin du mois ; en février, les dates sont quotidiennement notées du 1er au 9 sans se voir pour autant systématiquement renseignées, avant que le restant du mois ne se réduise en une formulation lapidaire :  On n’a rien fait sur le chantier pendant le mois de février 1846  (f. 69 v°). Mars se résume intégralement ainsi :  28 - Le 28 mars on a posé les affiches annonçant l’adjudication des travaux de maçonnerie pour le 15 avril.  (f. 71 v°). [Puis dans le blanc de la page]  On n’a rien fait sur le chantier pendant le mois de mars 1846.  (f. 71 v°). Enfin, Labrouste concentre le mois d’avril en une seule notation récapitulative qu’il affecte d’accrocher au 15 du mois, jour de l’adjudication de la seconde tranche de maçonnerie, dont il livre le récit avant de conclure :  Le 28 avril j’ai reçu une lettre de M. le ministre, par laquelle il me fait connaître qu’il a chargé M. Violet des travaux de maçonnerie jusqu’à l’achèvement de l’édifice.  (f. 73 v°).

Le scripteur se prend parfois à anticiper sa copie en calibrant par avance la succession des jours. Mai 47 en fournit un exemple clair f. 100.

Les jours de la semaine sont rarement identifiés :  Jeudi. L’installation du nouveau bureau est à peu près complète.  (f. 104, 1er juillet 1847).  Lundi, Toussaint  (f. 112, 1er novembre 1847).  Le plombier a démonté les descentes et ajusté les gouttières provisoires en un jour (vendredi).  (f. 171, samedi 26 janvier 1850).  Jeudi. On a continué l’inscription au fond du vestibule.  (f. 184, 1er août 1850).

Au fil des pages...

La bibliothèque Sainte-Geneviève surgit peu à peu du papier ; telle que nous la connaissons certes, mais aussi telle qu’elle fut un temps avec ses plants de lauriers-amandes à l’extérieur, les noms rehaussés de rouge sous les bustes du vestibule, les candélabres dorés dans l’escalier, les médaillons en porcelaine rythmant l’axe de la salle de lecture où la couleur verte des tables répondait à celle des rideaux et draperies du tambour.

Le chantier progresse et vit sous nos yeux : réception de matériels depuis l’Île-aux-Cygnes, commandes de bois de chauffe ; recours réitérés au service de l’Entretien pour les échafaudages, étais, clôtures du chantier ou la charpenterie des bureaux successifs ; prise de possession des lieux par l’entrepreneur qui installe sa baraque au toit bitumé, aménage des latrines pour les ouvriers, recherche des chantiers de stockage aux alentours ; dégagement des restes médiévaux de Montaigu et trouvailles archéologiques lors des fondations : monnaies et médailles (soumises à Albert Lenoir qui ne  paraît pas leur trouver d’intérêt ), cercueils de plâtre, ossements humains (qui attirent  beaucoup de monde rassemblé sur ce point par cette circonstance ) ; pose de la Première pierre (évoquée par la suite aux dates anniversaires), occasion de cérémonie, de médaille commémorative et de bouquets offerts à l’agence par l’entrepreneur ; autres rituels : le pourboire accordé aux maçons après la pose de la clef de la porte d’entrée comme après la pose de la dernière pierre d’élévation sur laquelle les ouvriers posent un drapeau, ou les étrennes du gardien de chantier ; interruptions pour cause d’adjudication, d’accident voire d’obsèques d’ouvrier, de réquisition de main d’œuvre pour une corvée, d’évènement politique, d’incident technique ; poids des contraintes climatiques : intempéries empêchant tout travail extérieur ou fragilisant les ciments frais mal protégés par des toiles imperméables, risques de gel imposant le paillage des maçonneries inachevées ; difficultés d’approvisionnement et d’acheminement des matériaux ; lenteurs, retards et malfaçons ; « faire et défaire... » : reprises d’alignements ou de nivellements, dépose de pierres de mauvaise qualité ou  maltraitées , démolition de parties menaçant effondrement, réfection d’enduits mal lissés ; vols répétés de bois ou de plomb ; expérimentations techniques ; implication de l’inspecteur général et des membres du Conseil des bâtiments civils, très présents sur le chantier.

Au fil du texte chacun tient sa partie : les partenaires institutionnels, Travaux publics et Instruction publique en tête (suivi du chantier, sur le terrain comme dans les bureaux des ministères, par la division et le Conseil des bâtiments civils, expropriations, arbitrages, médecine du travail, visites de chantier, réception au ministère à l’occasion de la nouvelle année ou d’un changement de portefeuille,...) ; la Préfecture de police et la Préfecture administrative parisiennes (adjudications, alignements, nivellements, trottoirs, sécurité de la voie publique,...) ; la Bibliothèque Sainte-Geneviève et le Collège Henri-IV ; l’architecte et ses collaborateurs (installation dans les cinq bureaux successifs, fonctionnement de l’agence au jour le jour, répartition des tâches, réunions, absences pour maladies, congés ou noces) ; les entrepreneurs et leurs commis, dont les atermoiements, les retards, les abus et les ruses émaillent la chronique ; les ouvriers, tous corps de métiers confondus ; les artisans et artistes intervenus dans l’aménagement et le décor.

Le Journal des travaux déroule le quotidien du Bâtiment.

Il donne à voir les différents temps du travail : le temps saisonnier d’abord qui, pour les parties extérieures, voit au 1er novembre  clôture des journées d’été, commencement des journées d’hiver  (f. 60), et début mars la reprise du chantier avec le retour des maçons limousins ; le temps du mois que scandent, samedi ou dimanche selon le corps de métier, la paye et ses lendemains de « ribote » ; celui de la semaine, ponctué ou non au gré de l’entrepreneur par un repos dominical suivi parfois d’un « Saint Lundi » ; le temps journalier, rythmé par la cloche de l’aube au crépuscule. Le temps aussi, contraint ou festif, où l’on ne travaille pas : l’empêchement technique est (seul) incontournable, les fêtes religieuses ou laïques - si institutionnalisées soient-elles - ne sont chômées qu’au bon vouloir de l’entrepreneur ou des ouvriers eux-mêmes : à la fête du roi (1er mai : saint Philippe) et la commémoration des Trois-Glorieuses (28-30 juillet) succèdent la Fête de la Concorde et de la République (21 mai 1848), la fête nationale (4 mai 1849) et la célébration des journées de février 1848 (chaque 24 du même mois).

Dans cet univers gangrené par le marchandage, où s’entrecroisent les réseaux familiaux et provinciaux, où la maigreur du salaire - ponctuellement arrondi par une gratification - suscite la grève, où l’obtention d’un bon certificat détermine le lendemain, l’accident représente le risque majeur : on tombe dans la fouille ou du haut d’un mur, suite à un effondrement d’échafaudage ou un accident de bardage ; ou bien l’on encaisse une chute de pierre ou de planche, voire un éboulement ; ou encore on s’asphyxie lors d’une vidange. Labrouste note pour chacune des vingt-six occurrences qu’il recense les circonstances de l’accident, le nom et le type de blessure, les dispositions prises (saignée, transport au domicile ou à l’Hôtel-Dieu,...). Le cas échéant tout le monde se rend à l’enterrement et le chantier est fermé.

De constants conflits émaillent cette toile de fond. La plupart mettent aux prises l’architecte ou l’agence avec l’un ou l’autre entrepreneur : manquement aux consignes, tricherie sur les matériaux ou sur leur valeur d’acompte, impéritie, comportement insultant, réclamations sur le règlement des mémoires, erreurs sur les attachements, légèreté quant à la sécurité, abus et malfaçons de tous ordres imposent régulièrement le recours à l’arbitrage de l’Administration. La mésentente affecte parfois les relations entre l’entrepreneur et son maître compagnon ou ses ouvriers, voire entre deux corps de métiers au bord de la « batterie ».

À l’extérieur des palissades se déploie tout un contexte urbanistique et architectural, immédiatement dominé par l’aménagement de la place du Panthéon (où l’architecte Hittorff érige au même moment la nouvelle mairie du XIIe arrondissement) et la reconstruction du collège Sainte-Barbe sous l’égide de Théodore Labrouste. Ce second chantier interfère à diverses reprises avec celui de la bibliothèque : confusions dans la livraison de matériaux, pierres de la bibliothèque tombées sur le terrain du collège, accidents d’un chantier sur l’autre avec interventions du médecin présent quel qu’il soit, emprunts de matériel,... ; sans oublier  l’échange fait par l’État et la Société de Sainte-Barbe, relativement au terrain destiné primitivement à l’habitation des conservateurs  3  (f. 81 v°, 25 août 1846). Plus loin se déploie le Paris bâtisseur. Ce n’est pas le moindre mérite du Journal que de nous faire entrevoir les liens qui se tissent d’une entreprise à l’autre : en quête de renseignement sur les mérites de la pierre de Silly, Labrouste se rend successivement sur le chantier de l’église Sainte-Clotilde où œuvre François Christian Gau, puis sur celui du ministère des Affaires étrangères conduit par Jacques Lacornée ; il s’adresse à Rousseau, architecte du Palais national,  pour connaître l’entrepreneur qui a lavé et blanchi la façade du Théâtre français . Les architectes défilent en retour place du Panthéon : jusqu’à Thomas Donaldson, président fondateur du Royal Institute of British Architects qui, venu de Londres,  examine les dessins et visite les travaux  (f. 141 v°) le 27 décembre 1848. Les artistes irriguent ce réseau, plaçant leurs élèves dont ils suivent le travail : ainsi d’Ingres avec Alexandre Desgoffe.

... et de l’Histoire

Le contexte politique n’apparaît qu’en filigrane durant la Monarchie de Juillet : Labrouste est régulièrement commis de faction pour la Garde nationale aux Tuileries, à la Mairie ou au Louvre ; le 31 décembre 1847, alors que l’agence s’apprête pour l’habituelle visite au ministre,  les visites officielles sont contremandées par suite de la mort de Madame Adélaïde sœur du roi  (f. 115 v°). Le Journal fournit en revanche une chronologie régulière de la Révolution de 1848 et de ses suites, pour autant qu’elles affectent l’activité du chantier : évènements de février, cérémonie de la Colonne de Juillet (4 mars), réception des architectes par le Gouvernement provisoire, manifestation au Champ-de-Mars (2 avril), recueil de  dons patriotiques , élections générales et proclamation de la République (4 mai) sont mentionnés ; les journées de juin voient, après une suspension complète de 4 jours, le chantier  entièrement dégarni des clôtures, surtout celui de la maison d’administration a beaucoup souffert  (f. 129) ; Labrouste, chargé d’organiser les funérailles des victimes, doit aussi envisager avec l’Administration les  indemnités à accorder aux entrepreneurs par suite des dégâts commis  (f. 130, 5 juillet 1848) ; les inspecteurs doivent refaire des calques des dessins perdus ; le vestibule réquisitionné héberge entre juillet et septembre la troupe cantonnée place du Panthéon : les fumées des cuisines noircissent les murs ainsi que les terres cuites entassées à l’étage ; après la promulgation de la Constitution, agitation publique et consultations électorales rythment la vie publique comme celle du chantier : les élections législatives des 8-10 juillet 1849, celles des 10-11 mars et 28-29 avril 1850 se déroulent dans le nouveau bâtiment.

Plus loin

Le foisonnement recèle autant de pistes de recherche.

Source de la naissance d’un bâtiment, le Journal des travaux vaut archive d’institution. Mais au-delà, il documente l’histoire de l’architecture de son temps et celle des réseaux - administratifs, académiques, artistiques, techniques et industriels, sociaux - qui s’y entrecroisent ; l’histoire politique, sociale et économique parisienne : la Ville et son XIIe arrondissement, le peuple constructeur (quels entrepreneurs et artisans pour quelles commandes publiques ? Quels réseaux d’un chantier l’autre ?) ; celle du climat (avec le relevé météorologique d’un point précis, huit années durant) ; celle d’un homme enfin, qui dissimule mal sous la sécheresse « sténographique » du style une ardente implication dans son œuvre.

Le manuscrit 3910 ne s’entend pas hors de son contexte. Le fonds Henri Labrouste de la Bibliothèque Sainte-Geneviève a, depuis les manifestations nationales qui célébraient en 2001 le cent-cinquantenaire du bâtiment et le bicentenaire de la naissance de son architecte, bénéficié d’une attention particulière : microfilmage intégral puis numérisation des sources textuelles, inventaire détaillé du corpus graphique dans le Catalogue des archives et manuscrits de l’Enseignement supérieur, édition critique en ligne du Journal des travaux confluent désormais vers une Bibliothèque virtuelle Henri Labrouste.

Notes

1  Pour mémoire : l’agence avait été constituée le 18 juillet, et la loi autorisant la construction du nouveau bâtiment votée le 19 juillet 1843. Une bibliothèque provisoire pouvant accueillir deux cents lecteurs avait été préalablement aménagée dans une partie de l’ancienne prison, modifiée par Labrouste ; le transfert des livres avait été effectué entre le 15 et le 27 septembre 1842, pour une ouverture au public le 15 octobre.

2  Autrement dit « égo-document », par quoi s’entendent des textes à écriture périodique et datée, à l’exclusion des œuvres de fiction : journaux ou carnets personnels, livres de comptes ou de raison, livres de bord des bateaux ou des entreprises, correspondances,... et, d’une manière générale, tous les textes produits hors institution et témoignant d’une prise de parole personnelle d’un individu sur lui-même ou sa communauté. Madeleine Foisil, « L’écriture du for privé », in Ph. Ariès et G. Duby, Histoire de la vie privée, Seuil, Paris, 1986, t. 3, p. 331-369.

3  Le collège Sainte-Barbe, voisinage géographique, familial et professionnel oblige, est très présent : Labrouste en mentionne l’inauguration de la nouvelle chapelle et, à deux reprises, la distribution des prix.